"Après le Non irlandais, l'Europe sociale est-elle relancée ?"

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Table-ronde organisée par l’Humanité
Avec Joël Decaillon, secrétaire confédéral de la CES (Confédération européenne des syndicats) ; Jacky Hénin, député européen PCF, membre du groupe de la Gauche unitaire européenne ; Bogdan Hossu, président de la confédération syndicale roumaine Cartel Alfa ; Marie-Noëlle Lienemann, députée européenne PS, membre du groupe parti socialiste européen.

Le rejet du traité de Lisbonne par l’Irlande représente-t-il, pour le monde du travail, une opportunité de relancer le débat et les mobilisations en faveur de l’Europe sociale ?

Joël Decaillon. Le comité exécutif de la Confédération européenne des syndicats vient de se réunir. Les syndicats irlandais nous ont fait part de leur analyse. De toute évidence, le monde du travail, une nouvelle fois, s’est prononcé contre le traité.

Des camarades du comité exécutif ont fait observer que s’il y avait eu
une consultation populaire dans leur pays, le résultat aurait été le
même. Dans la dernière période, deux éléments ont concouru aux
résultats. D’abord, le gouvernement irlandais n’a pas répondu aux
questions posées sur la garantie de la protection des conventions
collectives. Deuxièmement, le Conseil des ministres du Travail
européens a adopté le projet de directive sur le temps de travail (ce
texte rendrait possibles des semaines de 65 heures – NDLR). La CES a
adopté un plan d’action pour la rentrée. La directive sur le temps de
travail cristallise pour le syndicalisme européen toutes les attaques
contre les droits sociaux. Le temps de travail a toujours été un
élément essentiel de la négociation collective, un symbole du progrès
social. Pendant des années, la CES avait une revendication : la semaine
de 35 heures, qui fédérait l’ensemble du syndicalisme en Europe. Nous
ne pouvons pas laisser passer un texte de cette nature-là sans
réactions.

Marie-Noëlle Lienemann. Le « non » irlandais est une bonne chose. Tous
les quartiers populaires et le monde du travail ont voté « non ». Ces
couches sociales n’ont pas le sentiment d’être défendues, ni d’être
entendues dans l’Europe d’aujourd’hui. Le traité rejeté, la vraie
question aujourd’hui est de savoir si nous allons saisir la balle pour
relancer la construction européenne, et sur quelles bases. Une partie
de la gauche française, qui avait voté « oui », n’a plus tout à fait le
même discours. La droite continue d’expliquer que les Irlandais ne
savent pas lire, tout comme nous, les partisans du « non » en France en
2005, mais la gauche constate qu’il y a un décrochage entre l’Europe et
l’attente des peuples.

Nous vivons une période historique très particulière. En 2005, en
France, nous n’avions pas encore une vision claire de l’ampleur des
conséquences de la crise mondiale, financière, dans le domaine
alimentaire. La mondialisation généralisée est en panne. On le voit
dans la campagne électorale américaine avec la tendance au retour du
protectionnisme. On assiste à un retournement de tendance à l’échelle
mondiale. Les États émergents sont en demande, via les fonds
souverains, de capacités d’intervention publique sur l’économie.
Peut-être la concomitance entre la gravité de la crise économique, le
questionnement que va poser l’Irlande et la poursuite de la politique
libérale va-t-elle imposer de relancer le débat, car les peuples n’en
peuvent plus au niveau du pouvoir d’achat, du prix de l’énergie, etc.

Bogdan Hossu. En tant que représentant d’un syndicat d’un pays de
l’Est, je veux ajouter que le référendum irlandais a montré la distance
entre les points de vue de la classe politique européenne et la vision
des citoyens. Cela découle d’un manque de dialogue social structuré qui
devrait prendre en compte les positions et les attentes des partenaires
sociaux… La proposition de la directive sur le temps de travail pose
une question fondamentale pour les syndicats, celle du respect des
conventions internationales, ratifiées par les États. Les conventions
internationales sont-elles prioritaires ou non ? En Roumanie, la
Constitution reconnaît les droits – fondamentaux prévus par les
conventions internationales. Le temps de travail, selon l’Organisation
internationale du travail (OIT), doit être respecté. On n’étend jamais
la mondialisation aux questions sociales. On globalise les questions
financières, mais on a oublié de globaliser les droits sociaux.

Jacky Hénin. Le résultat du référendum irlandais est une bouffée
d’oxygène pour tous les progressistes européens. Le peuple irlandais a
exprimé un « non » largement majoritaire, un « non » populaire. Parmi
les raisons du vote, il y a un sentiment de confusion extrême sur la
teneur du document. Les gens ont eu un sentiment d’incompréhension, de
non-respect de ce qu’ils ressentaient. Autre élément : une perception
particulièrement forte par les électeurs de non-réponse à leurs besoins
quotidiens, qui sont à mettre en parallèle avec la construction
européenne. Les gens ont le sentiment, en Irlande comme ailleurs, de
voir une Europe qui avance toute seule, alors qu’eux sont condamnés à
vivre leurs problèmes. On a spolié un certain nombre de peuples de leur
droit de prendre leur décision, en faisant ratifier le traité par les
voies parlementaires. Aujourd’hui, juridiquement, ce traité est mort.
Ce qui serait terrible, ce serait qu’une fois de plus on foule aux
pieds la démocratie. Mais c’est ce vers quoi on se dirige. On dit aux
Irlandais : OK, vous vous êtes exprimés contre, on l’entend, mais on
s’en moque, et on fera quand même. appliquer le traité européen… Tous
les sondages le montrent : les populations sont en train de se dire que
l’Europe, cela pourrait être bien, mais en attendant ce n’est que de la
merde, parce que cela ne satisfait que les intérêts particuliers au
détriment des intérêts publics…

Existe-t-il aujourd’hui un vrai projet politique pour l’Europe ? Quel est-il ?

Joël Decaillon. Nous avons décidé de centrer notre activité sur le
combat contre cette directive et sur le thème du temps de travail, en
partant notamment du constat que le projet politique européen n’est
visiblement pas défini, et encore moins accompagné d’un projet social.
C’est un vrai problème, parce que c’est la Cour de justice, du coup,
qui mène la barque et impose des décisions aux gouvernements.
Aujourd’hui, une grande partie des forces économiques considèrent qu’il
y a obligation d’instaurer un marché du travail européen. Mais au lieu
de poser la question du développement de ce marché en termes
politiques, en abordant notamment la question de la protection des
salariés, on essaie de la régler uniquement par le dumping social et la
remise en question des droits. Il y a besoin d’engager la question du
processus politique.

Marie-Noëlle Lienemann. Moi, je pense que le projet politique existe.
Sauf qu’il n’est pas bon. C’est un projet libéral. Il est écrit dans
les textes européens que le principe de la concurrence prime. Et nous
n’avons jamais été capables d’imposer que d’autres principes prévalent,
ou soient à égalité. Nous avons besoin d’un système de convergence
sociale vers le haut, ne pas rester simplement dans des discussions sur
le droit minimum ou le droit maximum.

Joël Decaillon. Quand je dis qu’il n’y a pas de projet politique, je
veux dire en fait que le projet actuel ne convient pas au développement
de l’Europe sociale. Depuis leur naissance, les traités européens sont
des traités économiques où la part belle a toujours été faite au marché
commun et aux libertés relatives à la concurrence. La prédominance de
la concurrence a toujours été considérée comme l’élément stratégique.
Pendant très longtemps, les marchés du travail étaient considérés comme
marchés nationaux. Et en tant que syndicat, nous avons donc des lieux
revendicatifs bien définis. Même les lieux de décisions politiques,
pour les partis, étaient nationaux. Aujourd’hui, on assiste à
l’instrumentalisation d’un changement. Il y a changement de spatialité
de l’enjeu. Et on ne sent pas en tant que syndicalistes qu’avec la
classe politique des différents pays, il y ait réponse à ce changement.
On constate plutôt les éléments du repli. Or, la réponse se doit d’être
d’envergure. Il y a nécessité de s’investir beaucoup plus au niveau
européen.

Que se passe-t-il en ce moment en Europe de l’Est, qui explique la
montée en puissance des luttes de ce côté de l’Union européenne ?
Assiste-t-on aux prémices d’une conscience sociale européenne ?

Jacky Hénin. Je crois qu’on ne peut que se réjouir, comme on s’était
réjoui de la lutte de tous les dockers européens contre la directive
portuaire, de la lutte des salariés roumains de chez Dacia. De mon
point de vue, leur analyse a été simple. Dacia, qui représente
aujourd’hui 10 % des ventes de Renault, réalise des profits maximaux.
Et pourquoi eux, salariés roumains, n’auraient-ils pas profité de la
richesse que leur force de travail crée ? C’est cela, la contradiction
du capital entre recherche de profit et conditions faites aux salariés.
Quand les salariés se rendent compte qu’on se moque d’eux, qu’on les
méprise et qu’en plus leurs groupes réalisent des profits
extraordinaires, il y a des convergences de luttes qui peuvent avancer
et faire en sorte que cette part de bénéfices qui revient de droit aux
salariés leur revienne effectivement.

Bogdan Hossu. La prise de conscience s’est en fait amorcée avant la
lutte de Dacia-Renault. N’oublions pas que le Fonds monétaire
international a créé presque tous les programmes pour la
restructuration des pays de l’Est. Ces programmes ont eu de très graves
conséquences. La Roumanie a perdu, sur les 15 dernières années, plus de
2,5 millions de postes dans l’industrie. L’Union européenne va
évidemment dans le même sens quand elle exige des restructurations de
la part des pays candidats. En même temps, il y a l’espoir chez les
citoyens roumains que l’adhésion permette à la Roumanie de s’aligner
sur les standards européens au niveau social, donc à un niveau
supérieur à ce qui existe actuellement. Nous apprécions l’action de la
CES qui oeuvre pour plus de convergences, plus de cohérence. Nous
aspirons à construire avec nos partenaires européens un cadre uniforme,
qui passerait notamment par la création de comités européens
d’entreprises multinationales.

Joël Decaillon. Nous menons une campagne très forte sur les salaires,
avec l’ensemble des syndicats. Plus de 100 000 Belges ont manifesté
pour les salaires, la semaine dernière à Bruxelles. Et il y a eu, hier,
une grève de 800 000 travailleurs en République tchèque. Depuis vingt
ans, la redistribution se fait au détriment des salaires. Et
aujourd’hui, en Europe, 108 millions de salariés sur 210 millions sont
précaires, 30 millions sont des salariés pauvres qui n’ont pas les
moyens de vivre avec leur salaire. Nous assistons à une dégradation
considérable. Le problème des salaires en Europe pose le problème de la
cohésion et de la solidarité entre pays. Pour le moment, la Commission
fait la sourde oreille, et le Conseil aussi. Mais c’est une question
essentielle.

Marie-Noëlle Lienemann. Tant que l’Europe restera sans réagir face à la
libéralisation des mouvements de capitaux, tant qu’elle ne se dotera
pas de protections à ses frontières, le rapport des forces sera en
défaveur des salariés. Dans le cadre des États-nations, avec leurs lois
et leurs règles, ce rapport pouvait s’équilibrer. Mais aujourd’hui,
même si tout le monde se met en grève, le capital peut faire pression
en menaçant de partir à l’étranger, de délocaliser hors de nos
frontières. Moi, je ne vois pas d’avenir à un modèle social européen
s’il n’y a pas une contestation du libre-échangisme généralisé. On doit
être capable d’inventer une forme de protectionnisme équitable et, en
tout cas, d’inventer de nouveaux échanges de bloc à bloc, en lieu et
place de ce multilatéralisme économique. On peut très bien suggérer que
l’Europe échange avec ses partenaires, dans des cadres négociés
favorables aux pays les plus en difficulté, mais en même temps
protecteurs pour son propre modèle social.

Jacky Hénin. Ce que les salariés de Dacia expriment à leur manière,
comme nombre d’autres salariés européens, c’est tout simplement que
nous avons besoin d’une autre Europe, une Europe qui ne mette pas en
opposition les salariés entre eux, une Europe qui ne mette pas les
régions en opposition entre elles, une Europe qui ne mette pas les pays
en opposition entre eux, mais une Europe qui favorise un développement
harmonieux permettant à l’industrie de continuer d’exister, qui
permette surtout à chaque femme, à chaque homme, à chaque famille des
territoires européens de trouver un peu de bonheur. Derrière,
évidemment, je partage l’idée qu’il faut réformer complètement les
règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui ne sont
fondées que sur la course au moins-disant social.

Mais que peuvent les politiques pour impulser l’autre Europe ? Comment
peuvent-ils appuyer efficacement les syndicats qui organisent des
convergences de luttes au niveau européen ?

Marie-Noëlle Lienemann. Moi, je suis convaincue qu’il faut un nouveau
traité. Mais je dois dire que je suis assez isolée dans la
social-démocratie, dans le Parti socialiste européen (PSE). Les seuls
qui font des propositions aujourd’hui, c’est la CES. Celle-ci propose
un protocole social déconnecté – si j’ai bien compris – du vote
institutionnel. Pour moi, un traité social, cela doit avoir pour
premier pilier des convergences sociales à harmoniser vers le haut,
avec un certain nombre d’échéances dans cette voie. Le deuxième pilier,
ce doit être la place et le rôle de la démocratie sociale. Mais
n’opposons pas la négociation sociale à la loi. Et troisièmement, je
pense qu’effectivement, on pourrait reprendre une partie des droits
fondamentaux, comme celui du logement. Mais un traité social ne sera
crédible que s’il est accompagné d’une réorientation du cap économique.
Dans une région comme la mienne, le Nord-Pas-de-Calais, les gens ne
veulent même pas entendre parler d’Europe sociale. Pour eux, Europe
veut dire recul, parce que c’est ce qu’ils vivent dans leur quotidien.

Joël Decaillon. Et dans le même temps, il y a réellement besoin de
politique européenne. On voit bien les dégâts que représente, par
exemple, le fait de ne pas avoir de politique énergétique en Europe.
Aujourd’hui, chacun va voir le russe Gazprom pour alimenter ses
centrales thermiques par le gaz, c’est quand même un problème… L’Europe
se construit avec un pipeline qui va vers l’Allemagne et un pipeline
qui va vers le Sud. La Commission n’arrête pas de dire qu’il faut
libéraliser le marché énergétique en Europe. Alors qu’il n’y a pas de
marché de l’énergie européen. C’est un marché mondial avec des prix
fixés par le pétrole. Il y a le problème du prix et de la sécurité
énergétique. C’est le problème de toute l’industrie qui dépend de ces
prix énergétiques. Et c’est aussi le problème de tous les
consommateurs. À la CES, nous sommes extrêmement critiques depuis des
années sur ce qu’on appelle le « capitalisme casino », spéculatif. Qui
pose des problèmes énormes, y compris en termes de démocratie. Dans le
contexte actuel, avec le problème des ressources énergétiques et des
ressources alimentaires, il n’est pas sûr qu’on puisse demain
pérenniser la démocratie, ne serait-ce que parce que ce ne sont pas les
pays les plus démocratiques qui tiennent les ressources. La prise en
compte de cette donne devrait être déterminante dans le projet
européen. Et la négociation sociale s’inscrit dans le processus
démocratique. On voit qu’il y a des exigences, des préoccupations
sociales et démocratiques communes, par rapport à ce même contexte
mondial inquiétant. C’est le cas par exemple en Amérique latine. Il
faut donc viser des régulations au niveau mondial, dont l’Europe
devrait devenir un moteur.

Jacky Hénin. Il est extrêmement important que politiques et mouvement
social travaillent ensemble, et réussissent à faire avancer les choses.
J’invite les salariés à se syndiquer pour défendre leurs intérêts.
Parce que quand le mouvement social défend les intérêts des salariés,
il porte des coups à la logique européenne qu’on essaie de mettre en
place et qui ne veut pas le bonheur des salariés. Les politiques, eux,
ne sont pas nombreux à s’opposer. Mais ce n’est pas parce que l’on
n’est pas nombreux, que nous ne nous battons pas et que nous n’obtenons
pas un certain nombre de résultats positifs. Directive Bolkestein :
nous avons obtenu des avancées même si ce n’est pas parfait. Directive
portuaire : nous l’avons rejetée. En France, comme en Irlande, il faut
que le débat européen soit mis sur la table, et que l’ensemble des
citoyens soient partenaires de ce débat. Au départ, en France comme en
Irlande, tous les médias, tous les organismes d’État ont donné un « oui
» gagnant à plates coutures. Et quand le débat a été mis sur la place
publique, quand les syndicalistes s’en sont mêlés, quand les citoyens
se sont inscrits dans le débat, on a vu qu’il y avait des convergences
de fond et d’actions possibles.

Retrouvez l’intégralité du débat en audio sur www.humanite.fr.

Table ronde réalisée par Gaël De Santis, Laurent Etre et Jean-Paul Piérot

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