Travail

« Dire que le travail est une valeur de droite conforte ceux qui ne se reconnaissent plus dans la gauche » – tribune dans Marianne

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J’ai signé avec Anthony Gratacos la tribune (publiée ci-dessous) dans Marianne qui vient de paraître en ligne ce jeudi 22 septembre 2022 à 14h00.

« Dire que le travail est une valeur de droite conforte ceux qui ne se reconnaissent plus dans la gauche »

Une certaine gauche a réduit le projet de la gauche à des avancées sociétales en reléguant au second plan ce qui demeure primordial. C’est l’analyse de Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice Gauche Républicaine et Socialiste (GRS) de Paris, ancienne ministre déléguée au Logement, et Anthony Gratacos, conseiller départemental de Seine-et-Marne, secrétaire général de GRS.

La réponse de Sandrine Rousseau à Fabien Roussel – outre le fait qu’elle n’est sans doute pas la mieux placée pour donner des leçons de gauche au chef de file des communistes – montre bien à quel point ce dernier a eu raison de poser la question de la place du travail dans le projet de la gauche. Le fait même que ses propos fassent réagir et de façon si polémique en dit également beaucoup. C’est d’autant plus surprenant que bon nombre des leaders de gauche tiennent des propos similaires. Au Brésil, Lula, en pleine campagne électorale, affirmait le 12 septembre : « Les gens ne veulent pas vivre tout le temps des prestations du gouvernement. Ce qui rend les êtres humains fiers, c’est d’avoir un salaire et d’emporter de la nourriture avec leur travail. Et nous créerons des emplois. »

Ce message répété dans tant de pays montre à quel point le cycle libéral a percuté le monde du travail, fragilisé sa condition et exclu de nombreuses personnes de l’accès à l’emploi. C’est le corollaire d’un changement extrêmement fort de la répartition de la valeur ajoutée en faveur du capital et au détriment du travail. Le projet de la gauche est bien de rompre radicalement avec cette logique. Il faut rappeler qu’il n’y a pas de création de richesses sans travail : cela légitime absolument que la rémunération du travail ait une place déterminante.

Le débat sur la place du travail doit impérativement prendre en compte cet impératif, surtout dans un moment où l’on voudrait considérer les citoyens comme des consommateurs plutôt que comme des producteurs, où l’on confond autonomie et individualisation généralisée. Contrairement à ce que semble indiquer Sandrine Rousseau, il n’est pas possible d’éluder le rôle structurant du travail dans nos sociétés, dans la vie de nos concitoyens et notre pacte social. Le combat séculaire de la gauche est largement fondé sur la défense du monde ouvrier, l’émancipation des travailleurs, afin de leur permettre de vivre dignement de leur travail, d’en améliorer ses conditions et même d’être reconnus comme acteurs de l’entreprise.

Le combat des femmes pour l’égal accès au travail a été un engagement majeur des féministes et récemment encore les mobilisations contre l’idée d’un salaire maternel témoigne du puissant levier d’indépendance qu’il représente. Il est évident que jamais la gauche ne peut dissocier le combat pour le droit au travail, de celui pour sa juste rémunération, des conditions sans cesse améliorées de son exercice, permettant une vie meilleure des travailleurs. C’est toute l’importance du droit du travail et de la protection sociale. C’est aussi tout l’enjeu de l’émancipation face au travail aliénant, au travail labeur. Mais ce n’est pas son effacement.

« Il aurait mieux valu dénoncer l’hypocrisie de la droite qui prétend défendre la « valeur travail » mais dénonce à l’envi son coût et, au nom de la prétendue compétitivité, ne cesse de le flexibiliser, le précariser, de réduire les protections. »

Les travailleurs demandent aussi plus de sens à leur travail et un équilibre harmonieux entre le temps de travail et leurs loisirs, leur temps libre. Car l’émancipation des travailleurs doit s’opérer dans l’emploi mais aussi par leur capacité de vivre d’autres engagements, d’autres implications. C’est indissociablement lié. Les thèses sur la fin du travail ont ainsi fait pas mal de dégâts. Non seulement, l’idée est inexacte – car il ne faut ni confondre mutation et disparition, ni sous-estimer les besoins, notamment pour la transition écologique – mais ce message révèle en fait une forme de résignation face au chômage de masse mais aussi un passage au second plan du rôle des travailleurs. Dès la mise en œuvre du RMI [Revenu minimum d’insertion], les catégories populaires ont perçu ce risque et ont moins reçu cette décision comme une avancée sociale que comme un pis-aller qui, peu à peu, allait consacrer leur marginalisation sociale puis politique. Il ne s’agit en rien de contester l’intérêt d’avoir créé ce filet de sécurité, mais de mesurer que l’abandon de l’objectif du plein-emploi et d’emplois bien rémunérés – et plus encore l’acceptation des dogmes néolibéraux – ont été désastreux.

Dire que le travail est une valeur de droite ne fait que conforter les salariés qui, très nombreux, ne se reconnaissent plus dans la gauche, s’abstiennent massivement ou votent pour le Rassemblement national (RN). C’est particulièrement vrai chez les ouvriers frappés par la désindustrialisation de la France qui n’a pas, pendant longtemps, sérieusement préoccupé nos dirigeants, même à gauche. Aujourd’hui encore les paroles cachent mal l’insuffisance de l’action. Au lieu de cette phrase à l’emporte-pièce, fustigeant la « valeur travail » – terme que Fabien Roussel n’a d’ailleurs pas utilisé – il aurait mieux valu défendre avec force la valeur du travail et la valorisation des travailleurs. Il aurait mieux valu dénoncer l’hypocrisie de la droite qui prétend défendre la « valeur travail » mais dénonce à l’envi son coût et, au nom de la prétendue compétitivité, ne cesse de le flexibiliser, le précariser, de réduire les protections. De fait, elle concourt ainsi à une forme de déshumanisation redoutable : les salariés français sont parmi ceux qui se sentent le moins bien reconnus et traités dans leurs entreprises, même dans la fonction publique.

Il aurait mieux valu enfin dénoncer aussi ceux qui, comme Emmanuel Macron, triangulent à l’envers en transformant l’objectif affiché du plein-emploi en contrainte pour les salariés : accepter un emploi à tout prix, même déqualifié, même très mal payé et à temps partiel, et être un travailleur pauvre, précaire, mal reconnu. C’est une forme contemporaine de la vieille formule réactionnaire : « l’oisiveté, mère de tous les vices ». Affirmer le droit au travail, c’est bel et bien permettre à chacun d’avoir accès à l’emploi. On observera que cette idée a même amené les soutiens de l’Américain Bernie Sanders à promouvoir l’État garant de l’emploi en dernier ressort ! En tout cas, cela montre que l’objectif du plein-emploi, d’un emploi utile permettant de vivre dignement, doit être aujourd’hui un axe majeur du projet de la gauche, comme une aspiration de nos concitoyens. Le plein-emploi et des emplois de qualité sont les meilleurs garants d’un haut niveau de sécurité sociale pour tous.

En supprimant la gestion paritaire, en particulier pour l’assurance chômage et les retraites (des salaires différés à la différence des autres prestations sociales), on voit la tentation de transformer la nature même de notre protection sociale – qui est un pacte entre des droits garantis par des cotisations mutualisées, largement assis sur les fruits du travail – pour la faire glisser vers des politiques publiques de solidarité (aides octroyées donc plus aisément réduites). C’est le sens de la réforme de l’indemnisation chômage. Hier, la même logique amenait la droite (et une partie de la gauche) à changer la retraite par répartition en un socle de solidarité et des fonds de pensions par capitalisation en complément.

« Une certaine gauche a peu à peu réduit le projet de la gauche à des avancées sociétales (qu’il ne s’agit évidemment pas de contester) en reléguant au second plan ce qui demeure primordial : l’économique, le social, le plein-emploi, la défense des travailleurs. »

Nous retenons de ce débat qu’une certaine gauche a peu à peu réduit le projet de la gauche à des avancées sociétales (qu’il ne s’agit évidemment pas de contester) en reléguant au second plan ce qui demeure primordial : l’économique, le social, le plein-emploi, la défense des travailleurs. Il est grand temps de retrouver le sens des priorités, ce qui nous permettra d’engager la reconquête des classes populaires dans un front large, celui des forces de la jeunesse, du travail et de la création, qui seul peut permettre à la gauche de redevenir majoritaire, pas futilement pour retrouver le chemin de la victoire mais pour transformer vraiment notre société.

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Qui je suis

Sénatrice de Paris et coordinatrice de la Gauche Républicaine et Socialiste, je milite depuis plus de 40 ans aux côtés de ceux qui luttent pour la justice sociale, la bifurcation écologique et la 6e République.