Intelligence économique

« La France ne se défend pas assez contre la spoliation de ses richesses » – entretien dans Marianne

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entretien accordé par Marie-Noëlle Lienemann à Marianne, publié le mercredi 19 juillet à 14h12 – propos recueillis par Pierre Lann

L’Hexagone doit combler son retard en matière d’intelligence économique s’il veut retrouver le chemin de la souveraineté, selon un récent rapport parlementaire. « La France a été hypernaïve et elle manque encore de capacité à anticiper les menaces qui pèsent sur ses entreprises », explique à Marianne la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann (Groupe CRCE), co-rapporteure de ce document avec Jean-Baptiste Lemoyne (Renaissance).

La France est à la traîne lorsqu’il s’agit de défendre et de protéger ses entreprises face à une concurrence internationale de plus en plus virulente. Selon les sénateurs Marie-Noëlle Lienemann (CRCE) et Jean-Baptiste Lemoyne (Renaissance), cette faiblesse tient notamment au manque d’engagement français dans l’intelligence économique, compris comme la capacité à comprendre et à influer dans les rapports de force qui gouvernent l’économie mondiale, un domaine où les États-Unis ou l’Allemagne sont bien plus avancés. Pour y remédier, les deux parlementaires formulent une liste de recommandations dans un rapport et déposeront à la rentrée une proposition de loi. Entretien.

Marianne : Selon votre rapport, la reconquête de la souveraineté française nécessite de combler le retard de l’Hexagone en matière d’intelligence économique. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Marie-Noëlle Lienemann : L’intelligence économique, c’est la défense des intérêts économiques d’un pays, donc de sa capacité à protéger ses emplois et sa capacité à produire des richesses. Cela comprend un volet défensif pour tenter de mettre en échec les stratégies d’acteurs étrangers.
Les menaces sont en augmentation, 694 alertes de sécurité économique ont été enregistrées et traitées en 2022 par la Direction générale aux entreprises (DGE). Une hausse de 45 % par rapport à 2021. Et la France ne se défend pas assez contre la spoliation de ses richesses. Nous l’avons vu avec le cas emblématique de la vente des turbines d’Alstom (en 2014) à l’américain General Electric en 2015. Alstom avait clairement fait l’objet d’une offensive pilotée par l’État américain en lien avec General Electric.
Au cours de nos travaux, des spécialistes de l’intelligence économique nous ont aussi beaucoup parlé de l’échec de la vente des sous-marins à l’Australie en 2021. Selon ces spécialistes, le retournement australien aurait pu être compris en amont si certains signaux faibles, notamment dans la presse australienne, avaient été captés en France.
Nous manquons de capacité à anticiper. En ce moment, il faut se préparer au fait que la Chine prépare un système d’extraterritorialité de son droit comme l’ont déjà fait les États-Unis. Nous devrions être en éveil permanent dans tous les secteurs d’activité, et notamment dans les laboratoires de recherches universitaires, pour définir les menaces et les trouver les moyens de s’en prémunir. Ce n’est pas tout. L’intelligence économique, c’est aussi un volet offensif via les jeux d’influence dans les instances internationales. La France devrait plus peser dans les rapports de force, en particulier dans le domaine normatif. Par exemple, quand le secteur automobile définit des normes sur tel ou tel type de pièce, il faudrait être beaucoup plus présent dans les instances et se donner les moyens d’y peser pour défendre les intérêts des acteurs français.

C’est un domaine où l’Allemagne semble plus efficace que la France. Pourquoi ?

L’Allemagne est beaucoup plus présente dans les instances de régulation. On a négligé l’influence. En France, on est obnubilé par le coût du travail. Mais ce n’est pas grand-chose dans la compétition économique, où les normes et la recherche comptent beaucoup plus.

Ce constat n’est pas nouveau. Vous rappelez que la plupart des lacunes pointées par deux anciens rapports – rédigés en 1994 et en 2003 – existent toujours. Comment l’expliquer ?

Pendant très longtemps, la France a été hypernaïve. On a fait des progrès, notamment dans le contrôle des investissements étrangers mais il y a eu beaucoup d’hésitations. Il n’y a toujours pas de cadre législatif pérenne. Il n’y a ni mémoire ni compétence installée. Et, trop souvent, le sujet est monopolisé par le ministère de l’Économie.

Que préconisez-vous ?

Nous déposerons une proposition de loi trans-partisane à la rentrée qui suggère notamment la création d’une structure stable et interministérielle, un secrétariat général, qui soit rattaché à la Première ministre. Il devrait être adossé à une stratégie nationale, si possible élaborée de manière trans-partisane, devant faire l’objet de débats parlementaires réguliers. À notre sens, c’est cela qui permettra de développer une véritable culture de l’intelligence économique. Au sein de ce secrétariat général, il faudrait associer le plus d’acteurs possibles pour améliorer le partage des informations et que chacun se mette en alerte.
Par exemple, les syndicats sont souvent très utiles pour signaler très tôt des entrées au capital d’une entreprise.
Il y a également un énorme travail de formation à faire, en particulier dans les laboratoires de recherche pour éviter de se faire piller de la connaissance. On a aussi un vrai problème sur les questions de compliance [terme anglais pour désigner le domaine de la conformité réglementaire des entreprises]. Quand les États-Unis estiment qu’une entreprise française ne respecte pas leurs réglementations, ils lui infligent une amende et une obligation de se mettre en conformité. En fait, ils obligent la boîte française à faire appel à des cabinets spécialisés, qui sont majoritairement anglo-saxons. Ces cabinets collectent alors une masse considérable d’informations, parfois très sensibles, qui ne tombent pas forcément dans l’oreille d’un sourd. Pour se protéger, il est crucial de développer une filière française et fiable.

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